
Le Boucher du Sinnamary
La Guyane : des forêts hostiles peuplées d’animaux sanguinaires, un climat chaud et très humide, un endroit tellement horrible qu’il y a encore peu c’était le lieu de punition ultime, le bagne. Malgré tout cela et malgré toutes les mises en garde, c’est bien là-bas que nous allons passer nos vacances, à la recherche du “boucher du Sinnamary”, l’aïmara.
Par Yann Giulio et Thomas Vogel
Photos : Yann Giulio, Thomas Vogel, Christophe Decours, Stéphane Nicard, Comité du tourisme de Guyane.
Ici ça sent le poisson partout, des milliers d’arbres morts traversent la surface de l’eau créant autant de hot spots potentiels. Déconcertant et attirant à la fois, le lac nous donne l’impression d’une mer intérieure, tellement il est imposant. Pourtant très jeune, il semble avoir toujours été là. Ce n’est qu’en 1989 que la construction de ce barrage hydraulique a commencé sur la rivière Sinnamary au lieudit Petit- Saut, pour répondre à la demande croissante d’énergie en Guyane. La mise en eau de la retenue, en 1994, a inondé 310 km2 de forêt équatoriale, créant ainsi près de 400 îles et îlots.
Pour rejoindre notre spot de pêche, nous avons parcouru les routes de Guyane après neuf heures de vol, où pour le moment rien de ce qui nous était annoncé ne s’est vérifié. Nous n’avons ressenti aucune hostilité, ni de la nature, ni des animaux, ni des habitants. Destination la rivière Suinnamary et le barrage du Petit Saut où nous sommes maintenant. Cette fois, il faut qu’on pêche, nous n’en pouvons plus d’avoir l’eau à la bouche et de rester inactifs. Mais, comme si pêcher en cet endroit devait vraiment mériter, une heure et demie de pirogue nous attend encore.
François et Dominique l’ont bien compris, on est à bloc, surexcités. Bien qu’il soit assez tard, ils nous promettent que nos premiers coups de ligne seront pour ce soir, avec en guise de baptême la pêche du saut de Takari Tanté. Le carbet flottant est en vue. Les pirogues ont à peine accosté qu’elles sont déchargées rapidement et, malgré la chaleur, nous trouvons une énergie incroyable et nous nous démenons comme des fous pour partir pêcher le plus vite possible. Sans perdre une seconde, les deux binômes ont pris place dans les deux pirogues, direction Takari Tanté.
Conseillés par nos guides, nous abordons ce saut très légèrement équipés, de manière à être très mobiles et parfaitement libres de nos mouvements. C’est un véritable mur qui se dresse devant nous, fendu par un courant assez violent par endroits.
Nous n’emportons chacun qu’une canne et un petit sac à dos rempli uniquement de leurres. En dehors de la sélection des leurres, nous avons utilisé le même matériel pour la pêche des sauts et pour les dérives. A savoir : une canne Ashura Delivrance B 220 XH Big Bait Special, équipée d’un moulinet Calcutta 201 Conquest, de la tresse Starbaits Abyss 37/100 en corps de ligne, avec en tête un bas de ligne titanium de 30 cm en sept brins pour une résistance de 70 Lbs. Un conseil : pour faire face à la puissance de l’aïmara, il vaut mieux remplacer l’agrafe par un anneau brisé conséquent pour une résistance de 80 Lbs pour supporter tous rapports de force. Petite sélection rapide et efficace : quelques leurres de surface de type pêches tropicales popper et stickbait en bois (les poppers en résine et plastique se cassent contre les rochers), qui apportent une densité importante, pour une présentation lente et optimale. Le choix de ce type de leurre peut paraître démesuré, mais le bruit généré par les cascades dans les sauts est assourdissant et il n’y a qu’en utilisant des leurres de ce calibre que nous pouvons faire assez de bruit afin de permettre de localiser l’aïmara, et de l’attaquer.
A peine arrivés, nous nous séparons en deux binômes suivis de nos guides et évoluons d’aval en amont. Nos premières impressions sont que l’aïmara a pratiquement le même comportement que la truite. En cache dans les cavités de roche, il reste à l’affût de la moindre proie. L’effort physique de cette approche est intense. De l’euphorie à la concentration, nous sommes rapidement passés en mode “pêche”. Il nous faut crapahuter de rocher en rocher et souvent nager pour ne pas se blesser une cheville dans une faille de cailloux. L’approche doit être lente et précise, chaque lancer s’effectue de préférence en “pitching”, c’est-à-dire en lançant sous la canne pour nous permettre de présenter nos gros leurres avec précision. L’attention portée sur ce type de lancer doit être plus que vigilante, car elle permet d’observer l’activité du poisson, et c’est là que l’on constate à quel point l’aïmara partage certains traits de caractère avec la truite. Il sort rapidement de sa cache mais, contrairement à cette dernière, le bruit l’attire. Il ne faut pas hésiter à frapper l’eau : prenez l’exacte longueur de votre canne en longueur de ligne et fouettez votre leurre très fort tout en l’accompagnant au gré du courant. Chaque recoin du saut, chaque méandre, peut abriter ce prédateur.
Au bout de quelques minutes, Tom, un de nos camarades, crie “Fish !” et prend un beau spécimen de 8 kilos, de couleur très foncée. Il l’a vu sortir à deux reprises avant d’attaquer violemment son stickbait. Au dire de Thomas, la puissance du poisson alliée au courant, “c’est comme une machine à laver en mode essorage”. Sur une seconde attaque, Tom s’est fait tout simplement ouvrir son anneau brisé 80 Lbs. Quelques minutes à peine après ce premier poisson, l’autre binôme entre en action. Yann, lui aussi, vient d’ouvrir le bal, la fête peut commencer.
L’aïmara, nous en avions tous vu en photos, en vidéo, à un tel point qu’il avait fini par hanter nos dernières nuits. Mais là, ça y est, nous l’avons vu, touché, combattu. On ne peut pas dire qu’il a une gueule de porte-bonheur, loin de là. Evidemment, nos regards se sont portés sur sa mâchoire véritablement impressionnante, du style pitbull. Ce qui nous a frappés également, c’est que cette mâchoire est associée à des joues hyper-musclées, laissant deviner une puissance hors norme.
Comme vêtu d’une armure, l’aïmara possède de grosses écailles, sa robe sait s’adapter à la perfection au milieu, en lui permettant de se camoufler parfaitement et de se fondre dans le décor .
Une grosse caudale, très profilée, en fait un poisson taillé pour le courant, la vitesse.
A plusieurs reprises, nous avons pu revenir sur ce saut et sur un autre situé en amont, pour notre plus grand plaisir, dans le but d’en découdre avec ce prédateur d’exception. A la fin de cette première journée initiatique et après avoir été baptisés dans le saut, nous rentrons au carbet en profitant des derniers moments qui nous restent pour faire notre première dérive en bateau.
Au premier lancer, Stéphane subit une attaque très violente qui se soldera quelques minutes après par la mise au sec d’un très bel aïmara à la robe camouflage.
Même si nous n’avons pas pu ce soir-là pêcher très longtemps, nous avons tous capturé plusieurs poissons. De retour au carbet, malgré la fatigue, nous nous préparons pour la journée suivante, elle aussi consacrée à la pêche en dérive. Ce premier contact plutôt viril nous a permis d’y voir plus clair, d’en tirer un enseignement, d’ajuster notre équipement.
La pêche en dérive était une manière pour nous d’apprécier les multiples paysages qui bordent les berges du haut Sinnamary, et aussi de nous adapter aux diverses structures qui composent le fleuve. Arbres ou roches immergés, frondaisons d’arbres couvrant les cavités des berges, lits d’herbiers, angles d’entrées de crique souvent fructueux… Nous nous sommes séparés en binômes sur des pirogues en aluminium, chacune équipée d’un moteur électrique Minn Kota. Nous avons abordé la pêche en dérive avec le même matériel que sur les sauts. Un des deux frangins, Dominique ou François, assurait pour nous la dérive de manière remarquable. Le premier pêcheur à l’avant du bateau couvrait une zone de prospection à 45° à l’aide d’un leurre de surface réarmé en conséquence de type Bonnie 128, Chatterbeast 145, Chatterer 145. Soit il validait le poste par une attaque, soit il éveillait juste l’activité de l’aïmara. Il suffisait simplement au deuxième pêcheur de présenter son leurre sur le même poste ou légèrement décalé pour enfin recevoir une attaque digne de ce nom. Le deuxième pêcheur présentait le plus souvent un Spinnerbait lourd et conséquent, du genre de ceux qu’on utilise normalement pour des gros brochets. Il employait un leurre souple de type shad en montage texan (NSJB 116, Ammonite Shad 4.5’’…) ou en montage dit “shad à palette”, préalablement réalisé à l’avance (voir Pêches sportives n° 85), et présentait un Swimbait le plus lentement possible (Flat Bone Clicker, Go-Don, Mikey 160). Il nous aura fallu quand même, à tous les quatre, au moins deux jours pour nous habituer aux attaques violentes, tellement violentes qu’elles créaient des spasmes d’effroi. Ajoutée à cela une constante attention pour ne pas faiblir sur le rapport de forces engagé, dès le contact effectué, car l’aïmara cherchait directement à repartir dans sa cache. Frein serré à fond, ce diable de poisson arrive encore à vous sortir de la tresse. Parfois, même, on peut traverser des moments à vide, sans jamais parvenir à faire remonter le poisson.
Si l’essentiel de notre séjour était consacré quasi exclusivement à la pêche de l’aïmara en dérive, ponctuée par quelques incursions dans les sauts, il y avait une autre espèce qui a retenu notre attention : l’acoupa.
On nous l’avait présenté comme étant le sandre guyanais, car son mode de pêche était, paraît-il, similaire. C’est au petit matin du quatrième jour que nous sommes partis pêcher l’acoupa à la verticale. Cette espèce vit en bancs, et nous l’avons approchée, toujours séparés en binômes accompagnés de nos guides respectifs, en naviguant en direction du barrage, pour nous loger au centre des couloirs qui bordent les forêts immergées, où nous avons entamé une dérive lente pour pêcher en verticale au gré d’un courant lent. Il est tôt, et il fait déjà très chaud et sec. La composition principale de notre montage est le suivant : tête plombée Lightning (14 g à 42 g) associée à un leurre souple type shad, I-Shad 4.8’’, Ammonite Shad 4.5’’, NSJB 112, etc. Sur les conseils de Gaëtan, nous présentons sur le fond, ou légèrement décollé, notre montage comme nous l’aurions fait pour le sandre, tout en conservant notre bas de ligne titanium au cas où nous rencontrerions un aïmara.
Après quelques poussettes et quelques loupés, c’est Christophe qui prend le premier et le seul acoupa de la matinée avant de nous sortir le plus bel aïmara du séjour (98 cm pour 12 kg), et en verticale s’il vous plaît, sur une canne Ashura Delivrance B 198 H Jig & Texas Special, en tresse de 17/100 et un leurre Ammonite Shad 4.5’’ Chartreuse sur une tête plombée Lightning.
Un paradis en danger
La Guyane est un joyau forestier tropical unique en Europe. Mais, il faut bien l’avouer, nous sommes inquiets pour cette nature magnifique car, bien qu’apparemment “naturelle”, la Guyane subit des agressions permanentes. La première que nous avons pu constater concerne la rivière sur laquelle nous avons évolué, le Sinnamary. Elle touche directement l’aïmara. Lors de notre séjour, nous avons pu voir arriver pendant le week-end toute une horde de pirogues tirant des centaines de mètres de filets, autant de pièges à aïmaras ainsi tendus. Cette rivière est braconnée intensément à la vue de tous et, le plus inquiétant, visiblement sans aucune restriction.
Sans doute que pour certains braconniers ces actes sont une source de revenus substantielle, mais pour beaucoup, vu les moyens mis en oeuvre, il s’agit là d’un simple moment de détente. Si la Guyane veut conserver son exceptionnel patrimoine piscicole et développer l’écotourisme, des mesures s’imposent.
La deuxième menace qui pèse sur la nature guyanaise est l’exploitation aurifère. Il est vrai que nous n’avons pas été confrontés directement à ce phénomène comme nous l’avons été pour le braconnage, mais c’est le sujet qui revient de manière récurrente lorsqu’on aborde le sujet de l’environnement avec des amoureux de cette terre.
Loin d’être une “simple pollution”, l’exploitation aurifère pourrait mettre en péril la phénoménale biodiversité guyanaise. Surtout quand on regarde ce qui se passe en Guyane. Des milliers de clandestins, venus principalement de régions défavorisées du Brésil, exploitent le sous-sol riche en or, avec tous les problèmes que cela entraîne : pollution, déforestation, insécurité… Faites le grand saut La pêche de l’aïmara est une expérience unique, qui restera dans notre mémoire. La réussite de ce séjour revient effectivement en grande partie au professionnalisme de François et Dominique Thore, entièrement dévoués à la satisfaction de leurs clients. En plus de leur talent de guides, les frères Thore nous ont accueillis sur leur carbet flottant, où passer les nuits est déjà un enchantement.
Evidemment, il y a quelques précautions élémentaires à prendre pour ce genre de virée. D’un point de vue médical, une bonne condition physique est nécessaire et, avec le traditionnel vaccin contre la fièvre jaune (obligatoire) et un traitement antipaludisme, il ne devrait rien vous arriver de bien méchant. Mais pensez cependant à consulter avant de partir et à vous munir d’une trousse de secours.