Eloge du kelt
Le kelt et le Parkinson ont en commun d’aimer suffisamment la vie pour y croire toujours et encore. Itinéraires parallèles de deux héros qui confient leurs destins aux courants des rivières.
Par Vincent Lalu
Deux histoires parallèles, celle d’un homme, celle d’un poisson, deux histoires qui n’en font finalement qu’une tant elles parlent de la même chose qui est le combat pour la vie. J’ai rencontré les deux. Le poisson à la fin du printemps sur la Varzina, l’homme au début de l’automne à Goumois, lors des Farios de Pêches sportives. Le poisson était un kelt de plus d’un mètre en route vers son nouveau destin, l’homme un pêcheur atteint de la maladie de Parkinson qui faisait de son infortune une incitation puissante à profiter de l’existence.
Le kelt (je préfère son nom anglais à l’horrible “ravalé” français) est un saumon, en général une femelle qui a survécu à la terrible épreuve de la fraie et qui, après un hiver passé dans une fosse, se laisse glisser vers la mer au retour des beaux jours. Lorsqu’ils arrivent dans l’Atlantique où commencera leur nouvelle vie, les kelt ne sont pas en grande forme : ils n’ont plus que la peau sur les arêtes et constituent une proie facile pour les phoques et les flétans.
C’est d’ailleurs à cause de cette faiblesse que les pêcheurs leur manquent en général de respect.
Quand ils en parlent, c’est comme s’ils évoquaient une maladie honteuse, un secret inavouable, une grosse tuile : “Ah, l’horreur, il a pris un kelt. Une semaine de pêche pour un kelt.” Je revois l’ami Pepete, son superbe kelt épais comme une corde à sauter négligemment jeté sur l’épaule, marchant vers nous depuis le pool 45 de l’Hafralonsa, en Islande, d’un pas de consul romain en route vers son triomphe.
“Mais c’est un kelt… — Un quoi ? — Un kelt, Pepete, un kelt, tu nous as rapporté un kelt !” On lui disait ça sur le ton d’un type qui engueule son chien tout fier de rentrer à la maison avec un bout de charogne en travers de la gueule. Le kelt est pourtant un authentique héros, la vedette d’un remake du survivant. Un sursaumon comme on dirait d’un surhomme, tout ce dont on rêve qui fait les séries télé, les unes des magazines, alimente la saga du genre humain, l’histoire d’un type qui était en route pour le cimetière et que l’on retrouve dans une rave party l’année qui suit.
Mon premier kelt m’a donc plus ému que déçu. Il venait après deux jours de bredouille sur une rivière, la Varzina, où la bredouille n’existe pas (voir Pêches sportives n° 85). J’avais donc plutôt de la reconnaissance pour le kelt qui m’avait permis de ne pas trop oublier à quoi ressemblait un poisson.
D’ailleurs il n’était pas mal, pas trop maigre, bâti comme deux saumons bretons ou quatre de la pisciculture de Chanteuge (Allier). Un kelt assez bien armé pour y retourner, dont je me suis demandé par la suite s’il était parvenu à échapper aux flétans. Au départ, le kelt est un saumon comme les autres, souvent donc une femelle, qui a grandi dans sa rivière puis grossi en mer pour devenir cette fusée d’argent qui remonte le courant de ses origines, le ventre précieusement gonflé des oeufs qui perpétueront l’espèce. Ce retour au bercail est rapide, quelques semaines seulement pour passer de la force de l’âge aux naufrages de la vieillesse. Chaque kilomètre parcouru, chaque pool franchi le rapproche d’un destin cruel : il va connaître presque simultanément les feux de l’amour et les cendres de la mort sans qu’il soit possible de dire à quel moment sa robe nuptiale se pare des couleurs du deuil.
La plupart des saumons vivent simultanément la fureur de la procréation et la tragédie du néant. Il n’y a pas chez eux de petite mort, l’amour et la mort ne font qu’un. Chez les mâles surtout, qui se bousculent plus que les femelles aux portes de l’enfer. Presque tous se décomposent de leur vivant dans une tragédie classique où les unités de temps, de lieu et d’action sont entrées en fusion.
Sauf que le kelt échappe à tout cela. Il est le rescapé. Il quitte la frayère quand elle devient un mouroir et retourne à la vie. Le kelt, c’est un petit bout d’immortalité qui descend la rivière.
Et c’est aussi en retournant vers une rivière (en l’occurrence le Doubs) que Georges-André Matile, né le 6 juin 1944, atteint de la maladie de Parkinson, a entrepris de se sauver.
Douze ans que cet ancien directeur commercial d’une entreprise de vente par correspondance de La Chaux-defonds (Suisse) lutte contre son mal, douze ans qu’il continue de pêcher, avec l’aide d’une bande de plus jeunes de la société de pêche dont il est président (La Gaule neuchâteloise).
“Ils sont là quand il y un noeud à faire, ou quand il faut passer le fil dans les anneaux, ou quand il manque 50 cm pour remonter sur la route.” Bob était un hyperactif, champion de planeur, spécialiste d’acrobatie aérienne, champion de Suisse de modèle réduit, motard confirmé sur sa Suzuki GSXR. Et puis, un jour, sa jambe s’est mise à trembler. Il a dû laisser le volant à sa collègue.
“Le premier jour ça a été compliqué. Elle oubliait systématiquement le clignotant. Et, moi, je n’osais rien dire. Et puis, à la fin de la journée, je n’ai pas pu m’empêcher… — Le clignotant, Ruth, le clignotant ! » — C’est pas le clignotant, Bob, c’est ton pied.” Et puis il a fallu arrêter de travailler, et arrêter beaucoup de choses encore. Tout ce qui faisait le quotidien d’un homme hyperactif. Tout, sauf la pêche. “La pêche, je savais que je m’adapterais.” Et il s’est adapté. Au lieu de pêcher des heures debout à la mouche, il s’est mis au poser.
Au lieu de courir des kilomètres, il a appris à mieux choisir ses emplacements. A se placer sur le bon rocher pour gagner le concours de sa société de pêche : une truite de 1,830 kg à la maisonnette (larve de trichoptère) et un ombre de 48 cm à la nymphe.
“La passion, c’est plus fort que tout, que je pêche à la mouche ou au ver, peu importe. Ce qui compte, c’est de pêcher.” On pourrait dire de Bob que c’est une manière de kelt.
Comme un kelt, il fait de la résistance, comme un kelt, il ignore avec superbe les outrages que le destin lui inflige. De sa maladie, il fait une force. Il n’a jamais pêché autant qu’aujourd’hui.
Ses amis l’emmènent avec eux à l’autre bout du monde affronter les marlins de l’île Maurice. Et, le soir, quand ils font la fête à l’hôtel, on lui installe sa chaise sur le ponton et lui continue de pêcher le calamar à la turlutte.
“C’était rigolo de voir ces dames en robe de soirée se prendre des giclées d’encre malgré mes avertissements. J’ai même pêché des carangues en pédalo… Moi, je pêchais pendant que mon pote Thierry Christen pédalait. Du travail d’équipe.” Et qui marche. Ses plus gros poissons, c’est aujourd’hui qu’il les prend : un brochet de 1,20 m et 12,5 kg à Biaufonds, une truite de lac de 7 kg à l’embouchure du Seyon, deux truites de 4,5 kg pièce, une au Rapala, une au vif à Maison-Monsieur dans le Doubs. Et quatre truites encore le 15 janvier dernier, au ver, de 4,5 kg, 4,1 kg, 4 kg, et 3 kg, des truites de lac en transit en deuxième catégorie.
“Il m’arrive parfois de me dire : pourvu qu’il n’y en ait pas un trop gros qui morde…” Il ne fait aucun doute que les poissons ont été plus sympa avec Bob que les hommes le sont habituellement avec les kelts. Il semble qu’ils l’ont reconnu comme un des leurs. Il a la rage de vivre et l’énergie conquérante. Il en a aussi l’extrême faiblesse, les membres affaiblis et l’appréhension du futur. Mais la pêche, l’eau, ses courants, ses surprises, lui donnent cette incroyable force qui lui permet depuis douze ans de vivre avec sa maladie.
“Le dernier cadeau que la rivière m’a fait pesait 5,5 kg. C’était au printemps dernier dans le grand trou de la douane, au pont de Goumois. J’avais pêché un peu au vairon mort sans grande conviction et donc sans résultat.
— Tu dois être fatigué, me dit Jean-Claude Cachot, le patron de l’hôtel du même nom. Je vais te mettre une chaise à la terrasse, tu seras mieux pour pêcher.
Aussitôt dit, aussitôt fait, je monte ma Shakespeare Mach 3XT avec du 18/100 sur mon Shimano et un bas de ligne de 14/100 en Teklon testé à 14,1 au micromètre. Le tout esché, cette fois, d’une nymphe à bille dorée suspendue sous un bouchon. Le Doubs était assez fort parce qu’ils turbinaient. Je lance ma ligne au milieu du trou pour une première coulée. Je rajuste mon fond. Et, au deuxième passage, ce fut “quine”, comme on dit au Loto. J’ai tout de suite compris qu’elle était grosse. Mais, au lieu de démarrer, elle se tortillait sur ellemême, se laissant même glisser vers le talus au fond du trou. Là, je me suis dit : profites-en bien, il n’y en a plus pour longtemps. Elle va prendre le courant et tout sera fini. Au lieu de quoi, elle se rapproche du bord et commence à remonter le long du mur au bout duquel j’étais installé. Un peu comme si elle voulait me saluer avant de s’en aller. Effectivement, arrivée à mon niveau, elle oblique à droite et replonge dans le trou. Je la suis, toujours aussi incrédule, mon 14/100 au contact, puis elle revient vers moi et se met à glisser gentiment le long du mur dans le sens du courant, exactement en direction de Canin, le fils Cachot, qui s’est posté avec une grande épuisette immergée. Et là, miracle, un rayon de soleil éclaire la rivière au moment où la truite passe au-dessus de la filoche. Je hurle : Go ! Canin relève l’épuisette. La truite est dedans. 11 livres pour 76 cm.” Dans un fauteuil. Salut l’artiste.